La future mariée

17 février 2020 -
Le coffre aux trésors d'Hôtel Château Laurier Québec

C’était une journée pluvieuse, comme cela arrive souvent en été, après des semaines de chaleur étouffante. Maryse, qui travaillait comme réceptionniste à l’Hôtel Château Laurier Québec, observait les allées et venues des serveurs, du maître de cérémonie et du disque-jockey qui se dirigeaient vers la salle Du Jardin, là où était attendue une bonne centaine de convives. Dans moins d’une heure, on célébrerait le mariage de Simon Frappier et Lorraine Soulières, comme l’indiquait l’affiche posée sur un chevalet doré à l’entrée de la salle. D’une certaine façon, elle était triste pour la future mariée. Si elle avait été à sa place, elle aurait certainement interprété comme un mauvais présage le torrent qui s’abattait sur la ville, alors qu’hier encore, le soleil éclaboussait les rues de ses rayons UV.

Puis elle se dit que son jugement était sans doute faussé par ses propres échecs en matière de relations amoureuses, et que la principale intéressée devait sûrement se moquer de la météo, pourvu que sa robe s’en sorte indemne. Cela la replongea aussitôt dans ses souvenirs d’adolescence. Elle se revit en train d’enfiler sa tenue d’inspiration orientale dénichée dans une boutique spécialisée en vêtements japonais, où se côtoyaient, pêle-mêle, lampes en papier de riz, kimonos de soie, éventails et autres trésors exotiques. En se procurant quelque chose d’aussi unique, elle s’assurait, faute de faire partie des « populaires », de briller par l’originalité de son look. Personne, avait-elle cru, personne n’aurait l’audace de s’habiller de la sorte. Les autres filles se ressembleraient toutes : des poupées interchangeables, des princesses maquillées à outrance, empêtrées dans des crinolines extravagantes. Pour une fois, elle se démarquerait du lot. Puis ses amies et elles étaient entrées dans la salle de bal, avaient foulé le sol de leurs talons trop hauts, et, en l’espace d’une seconde, sa belle assurance s’était envolée. Édith, l’une des filles du club sportif, était vêtue de la même robe qu’elle, à cette exception près que la sienne était rouge écarlate. Maryse avait eu tout le mal du monde à retenir ses larmes. Elle avait passé la soirée à garder une distance mesurée avec sa rivale, dans l’espoir que personne ne remarque qu’il existait une version bien plus belle et lumineuse qu’elle.

Elle avait cru, au moins une fois dans sa vie, se sentir comme une vraie reine. Pas de celles qui piétinent ses sujets pour mieux gouverner, mais plutôt de celles qui, parce qu’elles assument leur différence, marquent les esprits. Plus tard, Édith était venue la rejoindre alors qu’elle dansait sur du No Doubt, prenant Maryse de court. Sa rivale l’avait obligée à tournoyer avec elle, à prendre la pause devant l’œil amusé de leurs camarades. Maryse avait joué le jeu, mais chaque geste, chaque rire lui demandait un effort surhumain, la ramenait à ce qu’elle avait toujours détesté : les faux semblants.

Tandis qu’elle repensait à cette soirée, un jeune couple et leur fillette, armés d’énormes parapluies, se présentèrent devant le comptoir d’accueil. L’enfant, sans doute l’une des bouquetières du mariage, lui adressa un grand sourire, puis se dirigea d’un pas sautillant vers la salle Du Jardin, ses ballerines couinant sur le parquet lustré. Il y avait dans son attitude quelque chose de touchant, une naïveté et une franchise qui contrastaient avec l’aspect guindé de ses parents. Elle les regarda s’éloigner, puis disparaître derrière le couloir.

Peu de temps après, une longue procession de convives pénétra dans l’hôtel à intervalles réguliers. Les femmes arboraient tantôt des coiffures sophistiquées, des chignons savamment tressés, tantôt des boucles qui retombaient en cascade sur leurs épaules. Seules quelques-unes, plus intrépides, avaient opté pour une coupe à la garçonne ou au carré. Aucune n’avait l’air négligée. Aucune. Combien avaient-elles dû dépenser pour l’événement? Sans doute une petite fortune, se surprit-elle à dire à haute voix. Sa collègue, qui était au téléphone, se retourna vers elle en fronçant les sourcils, l’air de se demander à qui Maryse pouvait bien parler. Laisse tomber, murmura-t-elle pour elle-même.

Alors que le fiancé traversait à son tour le vestibule, vêtu d’un habit bleu marin à fines rayures, la pluie se changea tranquillement en bruine. Peut-être que Lorraine Soulières, elle, serait sauve. Peut-être qu’elle s’en tirerait avec une bonne frousse, sans plus. Un peu d’éclaboussures sur ses bas de nylon, une tache sombre au bas de sa robe, que personne ne penserait à regarder. Sa dignité conservée. Maryse attendait fébrilement son entrée. Quelle coiffure avait-elle adoptée? À quelles mains expertes s’était-elle abandonnée? Combien d’heures avait-elle passées à se transformer en une version irréprochable d’elle-même? Maryse se revit chez Solange, l’amie de sa mère, qui tentait désespérément de donner à ses cheveux hirsutes, noirs comme du goudron d’asphalte, une allure soignée, mais c’était peine perdue. Maryse avait presque dû se battre avec Solange pour qu’elle cesse d’enduire sa tête de laque. Je les aime comme ça, moi. Rebelles. Sa mère s’était excusée auprès de son amie, puis elles étaient parties en direction de la maison, chacune emmurée dans un silence buté. Puis, dès que Maryse eut enfilé sa robe de bal, sa mère s’était excusée avant d’ajouter : « tu es parfaite ». Des paroles qui n’avaient pas empêché la honte de venir s’immiscer dans cette soirée rituelle.

La voilà. La future mariée. Elle venait de descendre de la limousine, de se jeter dans l’air moite de juillet. Maryse la vit lever les pans de tissu susceptibles de frôler le trottoir encore mouillé, dévoilant des chevilles rondes et charnues, montées sur des… des bottillons? Maryse esquissa un sourire satisfait. Décidément, Lorraine Soulières était de ces femmes qui ne s’en laissaient pas imposer, qui n’en avaient que faire des conventions. Quand elle passa les portes vitrées de l’hôtel et qu’elle se débarrassa de son trench-coat, Maryse sut qu’elle ne s’était pas trompée sur son compte. Sous son long manteau se cachait une veste queue de pie, laquelle s’ouvrait sur une modeste robe bustier. Sa tignasse frisée et remontée sur sa nuque était agrémentée d’un minuscule chapeau melon à la Charlie Chaplin. Arrivée devant le comptoir derrière lequel patientait Maryse, Lorraine Soulières lui lança, comme si elles se connaissaient depuis toujours :

Are you coming to the wedding? Assisterez-vous au mariage?

Amusée, Maryse répondit sans trop réfléchir :

No, but it looks like you are… you have a beautiful dress. Non mais on dirait que toi tu y seras… ta robe est magnifique.

Thanks, you’re not so bad, too. Merci! Vous n’êtes pas si mal aussi!

La future mariée se pencha au-dessus du comptoir, pointa les escarpins de Maryse, ajouta « Nice shoes », puis, comme si de rien n’était, emprunta le couloir qui menait à la salle Du Jardin, là où patientaient ses invités. Maryse sut, à ce moment précis, qu’elle avait trouvé son modèle. Désormais, elle marcherait la tête haute, avec grâce et panache, comme une reine. Comme Lorraine Soulières, qui s’apprêtait à se marier sans se soucier des qu’en-dira-t-on. Sans égard pour ceux et celles qui ne manqueraient pas de la juger.

Tant pis pour eux.

Sa mère avait dit vrai. Parfaites. Elles étaient parfaites.

Texte: Maude Déry

Coup de coeur littéraire:

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Zoë Tucker et Zoe Persico

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